Un monde en mutations, une Europe en turbulences… Regards d’avenir pour l’élevage

Échos de l’Assemblée Générale de l’ARSIA

L’orateur, Thierry Pouch, est Docteur en sciences économiques, Chef économiste aux Chambres d’Agriculture France et chercheur associé à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Auteur de très nombreux articles et ouvrages portant sur la mondialisation des échanges agricoles, la PAC, le Brexit, il participe activement au Groupe de travail sur la PAC.

A l’heure où se rédige l’écho ci-après de l’exposé de Th. Pouch, se sont enchainés aux infos quotidiennes des images d’agriculteurs en colère contre le futur plan anti-érosion prôné par la Région Wallonne et le témoignage d’un éleveur inquiet des conséquences sur les cultures d’une première sécheresse …

Retrouverons-nous un jour une certaine sérénité, des conditions de travail équilibrées, rentable et cohérentes avec une qualité de vie, en particulier pour les éleveuses et éleveurs ?
Comme on pouvait s’y attendre au vu de l’intitulé de son exposé, ce n’est pas ce que nous a annoncé l’économiste. Face à un futur rempli d’incertitudes, un monde bouleversé, des marchés nerveux, instables, aucun expert ne s’avancerait plus à des prévisions certaines ni à rassurer les éleveurs et leur indiquer comment et à quel moment investir, acheter, vendre, …

Chocs successifs

La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont révélé les limites de la mondialisation et mis au jour l’état des rapports de force qui se jouent sur les marchés agricoles. Face au retour de l’inflation dont nous nous pensions protégés en Europe, l’une et l’autre nous interpellent : vont-elles accélérer ou ralentir les mutations précédemment enclenchées ? Cela concerne directement le modèle agricole où l’on oppose souvent extensification ou intensification, recours aux engrais et aux pesticides, etc … va-t-on vraiment sortir d’un modèle de façon accélérée d’autant plus que le dérèglement climatique s’aggrave dans le temps, ou au contraire, souscrire à la notion de souveraineté alimentaire.

L’autonomie sur la sellette

Suite à la pandémie, l’Union Européenne, une des premières puissances du monde, constate avec effroi qu’il n y a pas de masques, pas assez de respirateurs, … ; elle dépend soudainement du monde extérieur pour se soigner. S’y ajoute la dépendance du monde de l’élevage aux protéines végétales ( soja ), existant depuis les accords avec les Etats-Unis au début des années 60.
La guerre entraîne ensuite la dépendance énergétique en gaz et pétrole, en engrais ( 18 % exportés par la Russie ) ou encore en huile de tournesol ( 80 % exportés par la Russie et l’Ukraine ). La réaction européenne n’est alors autre qu’une volonté de retour affirmé vers la souveraineté alimentaire et énergétique, après 30 à 40 années de mondialisation…

Le retour de l’inflation

En 2022, le pic de l’indice des prix des produits alimentaires a dépassé les pics de 2018 -2012.
Heureusement, les récoltes céréalières ont atteint des records en 2022. Grâce à cela et à l’accord maritime en Ukraine, le prix des céréales a diminué, soulageant un peu les éleveurs.
Dans la zone Euro, en avril 2023, le taux d’inflation annuelle est en moyenne de 7 % avec des extrêmes importants : 2 au Luxembourg, 3 en Belgique, … 24 en Hongrie ! En France, elle est de 14 % spécifiquement sur l’alimentation. Résultat : les consommateurs vont au premier prix, diminuent les volumes d’achat. En Bio, c’est la catastrophe. En France, on assiste même à des déconversions suite à une crise de surproduction en agriculture bio !

Tendances de fond

On le sait, tant en France qu’en Belgique, le nombre d’agriculteurs diminue, leur âge moyen augmente. Quelle politique mener pour attirer les jeunes, démotivés à juste titre… l’agriculture et l’autonomie alimentaire redeviennent une priorité et dans le même temps, la baisse de la consommation de viande et de produits laitiers est bien amorcée, associée à des recommandations de sobriété. Publiées en mai 2023, le rapport de la Cour des Comptes française centré sur les aides publiques allouées à l’élevage bovin préconise de réduire drastiquement le cheptel bovin, de 37 à 39 % d’ici quelques années. En effet, les aides publiques ne sont pas économiquement efficaces et pour le redevenir doivent être concentrées en réduisant le cheptel. Il s’agit aussi d’être en phase avec les recommandations européennes et du GIEC sur les émissions de gaz à effet de serre. Mais si réduction du cheptel bovin il y a et si le consommateur maintient sa consommation de viande, l’orateur en rappelle la conséquence : les importations reprendront de plus belle, l’impact écologique sur place dans les pays producteurs et lié aux transports aussi. En important des aliments, on importe aussi des gaz à effet de serre !

Grands défis et paradoxes

Dans un autre monde, l’intensification des élevages en Europe était synonyme de progrès, de productivité, de satisfaction des besoins alimentaires, de performances des exploitations agricoles. Aujourd’hui, c’est un secteur stigmatisé, confronté à une perception négative généralisée : contribution de l’élevage au réchauffement climatique, concurrence dans l’usage des surfaces et des productions végétales ( plus de végétaux versus moins d’animaux ), perte de biodiversité, pathologies nutritionnelles, bien-être animal,… Et pourtant martèle l’orateur, que de rôles positifs ! L’agriculture et l’élevage subviennent aux populations pauvres dans plusieurs régions du monde, tant en protéines végétales qu’animales, et répondent aux besoins de pays en pleine croissance, en Asie particulièrement. Que d’emplois induits en amont et en aval dans tous les secteurs : producteur d’aliments, d’intrants, transformation, commerce, structures d’accompagnement, institutions publiques et privées, structures d’enseignement, profession vétérinaire rurale … Quel devenir pour nos paysages s’ils ne sont plus entretenus par nos animaux et leurs éleveuses et éleveurs ? Entre eux, c’est ausssi et souvent une histoire d’attachement, de soins, de respect du bien-être. Enfin, si la production nationale fait défaut, quid, comme déjà évoqué, de l’impact des importations transatlantiques… ?

Tenir compte du reste du monde

La carte mondiale des terres cultivables (carte 1 ) est édifiante : très peu de pays en disposent… Seuls les États-Unis, l’Europe, la Russie, l’Inde se distinguent pour leurs disponibilités alimentaires. Y superposer la carte de la croissance démographique (carte 2 ), la plus élevée en Afrique subsaharienne, en Asie et en Inde, donne une idée des zones où elles manquent déjà et manqueront toujours plus.

Selon les statistiques, le monde ne va pas consommer moins de viande – notamment celle de volailles- , loin s’en faut. Sa consommation augmente en Asie, en Amérique latine, et même en Europe, pour des raisons sociologiques ou de pouvoir d’achat. La Chine en termes de produits laitiers est une grosse importatrice, tout en travaillant activement à son retour à l’autonomie alimentaire.

L’Europe dispose d’un potentiel agricole exceptionnel et de qualité. Selon l’économiste, prôner le retour vers la sobriété alimentaire est impossible ; nous ne sommes pas tout seuls. Il faut produire car il faut nourrir les pays en difficulté, tels que les pays voisins au moyen orient, non seulement par solidarité ou commerce, mais aussi pour maîtriser les conséquences géopolitiques telles les conflits, les migrations massives,..

Conclure ?

Un exercice bien difficile pour l’orateur, au vu de multiples contradictions. Si on actionne le levier économique, il se téléscope avec le levier climatique, ou sociologique, ou politique, ou… Quoi qu’il en soit, nous sommes en pleine mutation, en « destruction créatrice » : un modèle productif s’essouffle, est contesté, un nouveau est à réinventer…mais il reste mal identifié, avec quels acteurs et pour quelles finalités. Th. Pouch se dit interpellé par la gouvernance climatique qui, avec la guerre en Ukraine, a révélé son « impensé géopolitique » se heurtant à l’inflation, à l’importance de l’alimentation… et donc de l’Agriculture. « Mais aujourd’hui, on ne peut plus raisonner en termes strictement agricolo-agricoles, que ce soit sur les questions de disponibilité et d’usage de terres, d’eau, d’énergie et d’alimentation, compte tenu des variables économiques, politiques, sanitaires, environnementales, militaires,… Il y a autant d’opportunités que de risques dans toute entreprise ». Dans notre pays, riche de ses terres, ses paturages, son cheptel et pour les gérer, de ses éleveurs hautement professionnels, puissions-nous encore saisir ces opportunités en Belgique !

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